Les espaces publics, qui constituent des lieux de passage et de rassemblement, ne sont pas neutres et représentent souvent les valeurs, les idées et convictions promues par la société et les politiques qui la régissent. Ainsi, elles ont souvent été des lieux de propagandes coloniales (parfois insidieuses) et, par conséquent, la représentation d’un racisme systémique.
Lorsque l’on parle de décolonisation, il s’agit de reconstituer des histoires, des langues et de se réapproprier les cultures niées par les colonisateurs [1] Quand on parle de décolonisation des espaces publics, on parle surtout de déconstruire des symboles présents dans ceux-ci, qu’il s’agisse de noms de rue, de bâtiments, de statues, etc.
Construire un espace public juste est le droit qui est proclamé. Ce questionnement a pris de l’ampleur avec la médiatisation des violences racistes vécues par les personnes racisées et aussi avec le “caractère cosmopolite des populations” qui “contraint […] de répondre à une exigence de justice mémorielle qui doit s’inscrire dans son esthétique, son iconographie, ses fonctionnalités et ses désignations” [2] Puisque l’espace public représente les valeurs collectives et la pensée partagée d’une communauté [2], des figures représentant un colonialisme ancré sont de plus en plus discréditées. Il faut ajouter à cela la nécessité de représenter les personnes racisées et leurs intérêts.
La décolonisation de l’espace public se fait soit en recontextualisant les bâtis, objets et statues – ce qui permettrait d’obéir à un certain devoir de mémoire – soit, en contre-signifiant avec des symboles de luttes décoloniales [3]. La deuxième solution semble privilégiée par certains activistes qui voient à travers ce geste une réelle réinterprétation de l’histoire ; qui permettrait d’éviter d’assigner à l’oubli un phénomène mondial en le “retirant” simplement de l’espace public ou en ajoutant un texte explicatif qui nuirait ou affaiblirait la cause. User de cette deuxième solution permettrait davantage d’appuyer sur le processus de lutte et “de prendre au sérieux les luttes activistes à l’œuvre » [1].
La décolonisation de l’espace public ne veut pas effacer l’histoire coloniale; au contraire, elle veut le rendre visible. Malgré tout, cette quête pose des questions sur les “bonnes manières” de décoloniser l’espace public. Et bien qu’aucune réponse absolue n’existe, la nécessité d’ajouter des symboles de résistance pour répondre à un devoir de mémoire interroge. Devons-nous représenter toutes les luttes et toutes les communautés? Cela ne risquerait-il pas de faire de l’espace public un champ de bataille iconique? [2] Et, à l’inverse, ne pas représenter et tenter de neutraliser l’espace public est-il possible et juste? Quoi qu’il en soit, la décolonisation de l’espace public n’est pas une problématique à laquelle répondre est simple, mais qui est pourtant nécessaire.
L’origine de la décolonisation
La décolonisation de l’espace public est loin d’être un nouveau débat. Les 21es siècles sont marqués par divers mouvements protestant les diverses statues qui glorifient l’époque coloniale. En effet, nous pouvons par exemple citer les mouvements comme “Rhodes must fall” débuté en 2015 dans les universités de Cape Town et Oxford afin de déboulonner les statues de Cecil Rhodes, colonialiste anglais [4]. Le mouvement “Faidherbe doit tomber” a également été entamé en 2017-2018 à Lilles afin d’enlever les statues de Faidherbe car ce dernier était renommé notamment pour sa participation à la conquête et la colonisation du Sénégal. [5]
Toutefois, bien que poursuivant un objectif similaire, ces mouvements étaient jusqu’alors indépendants les uns des autres. L’effort de réflexion et de protestation qui a suivi le tragique meurtre de George Floyd a permis de mettre en avant, au niveau international, la manière dont l’espace public glorifie une époque qui, pour les personnes racisées, est parsemée de douleur. Ainsi, avec le mouvement Black lives matter, la décolonisation de l’espace public est devenue une initiative poursuivie à plus grande échelle dans un grand nombre de pays.
Le mouvement BLM a mené une critique des structures institutionnelles et des systèmes politiques. La critique majeure opposée à ceux-ci est le peu de considération allouée aux personnes racisées. Or, le racisme et la colonisation sont deux faces d’une même pièce. Les structures racistes sont une conséquence directe de la haine raciale répandue notamment durant la colonisation. Ainsi, “le maintien [des statues, ndlr] revient sans doute à reconnaître tacitement l’existence d’un lien entre ce passé colonial et l’état actuel des choses. Il implique d’envisager la possibilité même d’un décalage entre les valeurs démocratiques et de droits humains que nous proclamons, et la réalité politique et sociale d’une société inégalitaire.” [6]
La réaction citoyenne
Il est indéniable que la naissance de ce mouvement a aussi entraîné la naissance d’un contre-mouvement au niveau citoyen [8], mais nous avons fait le choix de nous attarder sur les actions positives.
Ainsi, à partir de juin 2020, “à Bruxelles, le buste de Léopold II, situé au square du Souverain, a été renversé et maculé de peinture rouge ; des plaques de rue signalant l’avenue Léopold II ont été dégradées aussi à la peinture rouge ; un buste du roi Baudouin a également subi le même sort, sans parler de la statue équestre de Léopold II sur la place du Trône qui essuie de manière régulière la colère de militants fustigeant la colonisation”[8].
Une pétition lancée le 7 juillet 2020 récolte plus de 80.000 signatures pour l’enlèvement de toutes les statues de Léopold II présentes sur le territoire de la ville de Bruxelles. Dans d’autres villes, des citoyens et citoyennes ont obtenu le déboulonnement effectif de certaines statues suite à leurs pétitions et à leur mobilisation. C’est le cas de Marie-Fidèle Dusingize, étudiante à l’UMons, qui a obtenu “le retrait définitif de la statue de Léopold II qui séjournait dans les locaux de Warocqué à côté de la Salle académique” de l’Université de Mons [9].
Comme déjà abordée dans notre introduction, la question de la décolonisation de l’espace public ne se limite pas au déboulonnement/à la dégradation de certaines statues. Ainsi, plusieurs artistes ont fait résonner leurs œuvres avec leur engagement pour la décolonisation de l’espace public. Cette volonté transparaît dans tout le travail de l’activiste Laura Nsengiyumva qui a par exemple reproduit la statue de Léopold II dans un bloc de glace, statue qui a donc progressivement fondu [10].
Des collectifs citoyens* organisent aussi des balades décoloniales dans différents lieux pour alerter sur la dimension coloniale et/ou raciste de ces endroits et monuments, dimension qui reste sinon généralement inaperçue. C’est le cas des bâtiments dont nous avons déjà fait mention précédemment, mais aussi d’autres plus méconnus tels que le “Monument du Congo” au sein du Parc du Cinquantenaire ou la fresque de B.D. Odilon Verjus qui met en scène un homme blanc “sauvant” Joséphine Baker très sexualisée et exotisée [11].
La liste des actions menées à l’heure actuelle est encore longue, comme le travail de certaines associations pour décoloniser les éléments coloniaux et racistes des carnavals belges, mais il est indéniable qu’une partie des citoyens et citoyennes veulent voir un changement s’opérer et qu’une réaction des politiques se fait attendre.
La position belge au niveau politique
A Anvers, Mons ou encore Louvain, les statues et bustes du roi colonisateur ont été enlevées par les universités ou par les communes elles-mêmes [12]. Mais quel est l’avis du gouvernement belge sur la question ?
En juillet 2020, une majorité des députés bruxellois de la commission des affaires générales s’était prononcé en faveur d’une résolution ayant pour but de débuter une décolonisation de l’espace public [13]. Cette tâche, afin de représenter un travail commun, est liée au travail d’un groupe de pilotage composé d’académiques mais aussi d’agents du secteur associatif lié à la diversité [13]. Leur but est donc d’examiner et de trouver la meilleure approche pour chaque situation. Leur rapport devrait sortir à la fin de cette année[14].
En parallèle, le secrétaire d’Etat bruxellois en charge du patrimoine et de l’Urbanisme, Pascal Smet, avait annoncé la création d’un groupe de travail sur la décolonisation de l’espace public à Bruxelles [13]. C’est un total de 16 personnes originaires de toute la Belgique qui constituent ce groupe de travail et qui ont pour mission de rendre un rapport final en fin 2021 concernant un plan d’action concret ainsi que des recommandations pour la décolonisation de l’espace public bruxellois [15].
Enfin, toujours en juillet 2020, le Parlement fédéral a lancé une « Commission spéciale chargée d’examiner l’État indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962), ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver» et a invité un groupe de plusieurs experts à se positionner sur la question du passé colonial belge afin d’aider la Commission [16]. Le groupe d’experts a rendu un rapport accablant le 27 octobre 2021 [16]. Ce qui ressort entre autres de ce rapport est le lien qu’il existe entre le passé colonial belge et le racisme persistant dans notre pays. En effet, les répercussions de ce passé ont un effet à long terme sur les générations futures [16].
En conclusion, plusieurs historiens mettent en avant les relations entre la représentation de l’espace public et le racisme structurel. La politique belge se penche donc sur la décolonisation de l’espace public, mais aucun consensus n’a encore été trouvé pour le moment.
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Sources
[1]Vergès Françoise, « Mémoires fragmentées, Histoires croisées. Esclavage colonial et processus de décolonisation », NAQD, 2013/1 (N° 30), p. 117-136. DOI : 10.3917/naqd.030.0117. URL : https://www.cairn.info/revue-naqd-2013-1-page-117.htm [2] T, Amougou. “Décoloniser l’espace public: une guerre des mémoires?” disponible sur https://www.jeuneafrique.com, publié le 18 juin 2020 [3] “ Conditions minimales pour une décolonisation de l’espace public” disponible sur https://blogs.mediapart.fr/, publié le 24 juin 2020 [4] S. John, “Statues, Politics and The past”, disponible sur www.historytoday.com, publié le 9 septembre 2019. [5] voir le site www.faidherbedoittomber.org [6] A.Hajji et R. Maes, “Symboles coloniaux dans l’espace public: la statue qui cache la forêt”, disponible sur www.revuenouvelle.be, consulté le 6 novembre 2021. [7] V. CLETTE-GAKUBA et M. VANDER ELST, “Une tentative de décolonisation de la statue de Léopold II”, I.E.B., 02 avril 2020, disponible sur https://www.ieb.be/Une-tentative-de-decolonisation-de-la-statue-de-Leopold-II [8] A. HAJJI et R. MAES, “Symboles coloniaux dans l’espace public: la statue qui cache la forêt”, Revue Nouvelle, 2020/5, p. 7 et s. [9] I. PALMITESSA, “L’UMons retire un buste de Léopold II suite à une pétition”, RTBF, 09 juin 2020, disponible sur https://www.rtbf.be/info/regions/detail_l-umons-retire-un-buste-de-leopold-ii-suite-a-une-petition?id=10518654. [10] Pour voir l’oeuvre en question : https://www.youtube.com/watch?v=kmFHM0RUAWY&ab_channel=LauraNsengiyumva. [11] V. CURTO, “Le “Monument du Congo” à Bruxelles. Un patrimoine difficile”, Bamko-Cran asbl, 2018, disponible sur: https://fr.calameo.com/read/0067233537d6844032fb1. [12] L. Kihl, “ Statues de Léopold II : “ On vandalise pour essayer de faire cesser l'emprise de ces monuments ”, disponible sur www.lesoir.be, publié le 11 avril 2020. [13] Belga, “ Décolonisation de l’espace public à Bruxelles: le parlement régional créera un groupe de travail”, disponible sur www.rtbf.be, publié le 13 juillet 2020. [14] Belga, “ Décolonisation de l’espace public : les Verts demandent d'accélérer le tempo; Smet soutient que l’on est dans les temps”, disponible sur www.lalibre.be, publié le 14 avril 2021. [15] M. Dehont “ Le groupe de travail Bruxellois sur la décolonisation se met en place”, disponible sur www.pascalsmet.presly.com, publié le 4 novembre 2020. [16] R. Okeseleke “ Belgique : une expertise accablante sur le passé colonial du pays déposée au parlement belge ” disponible sur www.digitalcongo.net , publié le 01 novembre 2021.