Introduction
Ces dernières années, le port du voile a fait l’objet de nombreux débats houleux et d’attaques à répétition.Ces dites attaques sont souvent synonymes d’islamophobie, qui plus est, sous une forme genrée.
Entre droit à la liberté de religion, vivre-ensemble et discrimination, nous te proposons d’analyser deux arrêts de Cour de Justice de l’Union européenne.
La vision de la laïcité consacrée en 2017 par la CJUE dans les arrêts Achbita et Bougnaoui est directement inspirée du modèle français, dont la laïcité a souvent pris une tournure ambitieuse et envahissante au cours des trente dernières années.
Faits de l’affaire Achbita
En 2003, Madame Achbita a commencé à travailler comme réceptionniste au sein de la société G4S, société de gardiennage. A cette époque, une règle non-écrite prônait que les travailleurs ne pouvaient pas porter, sur leur lieu de travail, des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses.
En 2006, elle fait savoir à ses employeurs qu’elle compte porter le voile, mais ceux-ci lui informent que c’est contraire au principe de neutralité applicable dans cette entreprise. Quelques mois après, l’entreprise modifie son règlement intérieur et y inscrit la clause selon laquelle : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ».
Le 12 juin 2006, Madame Achbita est licenciée en raison du port de son voile, en tant que musulmane, sur son lieu de travail. Elle décida de porter plainte et fut soutenue par Unia dans ses démarches.
Après une longue procédure devant les tribunaux belges, la Cour de Cassation décide de surseoir à statuer* pour poser une question à la Cour de justice de l’Union européenne*. Cette question est la suivante : « l’interdiction de porter un foulard en tant que musulmane sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe lorsque la règle en vigueur chez l’employeur interdit à tous les travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ? »
Conclusion de la Cour
Il est donc demandé à la Cour d’établir si cette interdiction constitue une discrimination directe. Dans un premier temps, elle va devoir donner une définition du terme “religion” étant donné qu’on n’en retrouve pas dans la loi. Pour ce faire, elle se réfère aux considérants et aux traditions des Etats membres. Elle établit que la notion de religion couvre tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir des convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation en public de la foi religieuse.
Ensuite, elle en vient donc à se poser la question posée par la Cour de cassation, à savoir si cette différence de traitement constitue une discrimination directe.
Elle conclut qu’il ne peut s’agir de telle discrimination car en traitant de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise et en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes, cela ne crée par de discrimination directement fondée sur la religion ou sur les convictions.
Elle ajoute, par contre, que la juridiction de renvoi*, bien qu’elle n’ait pas posé la question, puisse s’interroger sur la présence d’une discrimination indirecte. Il faut donc vérifier si l’obligation, en apparence neutre, n’aboutit pas, dans les faits, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données.
Toutefois, si cette mesure est justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires, on ne pourrait conclure à une telle discrimination indirecte.
Dans un premier temps, la Cour dit que la volonté d’avoir une politique de neutralité dans l’entreprise est légitime car cela correspond à la liberté d’entreprise.
Ensuite, concernant le caractère approprié et nécessaire, la Cour donne quand même certains indices intéressants. Elle dit qu’il faut que la juridiction de renvoi vérifie s’il n’était pas possible de proposer un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec les clients et permettant ainsi d’apporter une autre solution au licenciement.
Faits de l’affaire Bougnaoui
Madame Bougnaoui a été engagée au sein de la société Micropole Univers en tant qu’ingénieure d’étude. Lors de son embauche, elle portait déjà le foulard mais on lui a dit qu’elle devrait peut-être le retirer dans ses contacts avec les clients.
Un client a indiqué qu’il se sentait gêné par ce port du foulard et s’est plaint directement à l’employeur de Madame Bougnaoui. Cet employeur la convoqua et lui demanda d’accepter les contraintes professionnelles et donc de ne pas porter le voile, ce à quoi elle répondit par la négative.
Par conséquent, il décide de la licencier pour faute grave. Suite à cela, Madame Bougnaoui décide de porter plainte pour licenciement à caractère discriminatoire. Elle est soutenue par l’Association de défense des droits de l’homme (ADDH).
Après une longue procédure devant les juridictions françaises, la Cour de Cassation française pose une question à la Cour de justice de l’Union européenne.
La question posée consiste à se demander si la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services de cette entreprise assurés par une travailleuse portant un foulard islamique constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l’entreprise.
Conclusion de la Cour dans l’affaire Bougnaoui
La Cour estime que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante » et conclut donc sur une discrimination à l’égard de Me Bougnaoui.
Elle établit néanmoins qu’une entreprise peut très bien adopter une politique générale de neutralité qui prohibe le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, mais sous certaines conditions. Ainsi, une telle politique doit être poursuivie de façon indifférenciée et doit s’appliquer de la même manière à tous les travailleurs. La Cour estime donc que le règlement intérieur d’une entreprise peut prévoir l’interdiction du port visible de signes politiques, philosophiques ou religieux. Rappelons que dans cette affaire, il n’y a pas de règlement intérieur, c’est une demande orale de l’employeur envers Me Bougnaoui qui ne permet pas de savoir s’il s’agit d’une règle de neutralité établie à l’égard de tout le personnel, raison pour laquelle la Cour conclut à une discrimination.
La Cour ajoute que l’obligation de neutralité étant justifiée par un règlement intérieur, si un travailleur ne veut se conformer à la règle alors qu’il côtoie directement la clientèle, l’entreprise est tenue de chercher un autre poste de travail pour l’employé qui lui permettra de “ne plus être vu du client” et ce, afin d’éviter le licenciement.
Enseignements à tirer
On peut se réjouir du fait que la Cour admette une discrimination directe lorsqu’il est question d’une interdiction de port de signes religieux donnée de façon orale, ce qui ne permet pas de savoir s’il s’agit effectivement de la recherche par l’entreprise d’une politique de neutralité appliquée de façon indifférenciée à tous les employés.
Le point plus problématique de ces deux affaires réside dans l’admission par la Cour de la possibilité qu’une entreprise interdise le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux dans son règlement d’ordre intérieur.
Certes, c’est une mesure qui est d’apparence neutre car elle englobe toutes les religions et s’applique à tous les travailleurs. Mais, il est permis de se demander si dans les faits, une telle mesure n’est pas de nature à toucher de façon plus forte une catégorie de personnes, à savoir les femmes musulmanes qui portent le voile et si, en conséquence, il ne s’agirait pas d’une forme de discrimination indirecte.
D’ailleurs, la Cour énonce bien qu’un règlement intérieur qui interdit le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux, bien que d’apparence neutre, pourrait constituer une discrimination indirecte si l’objectif poursuivi n’est pas légitime et que les moyens d’y parvenir ne sont pas justes et proportionnés.
Dans l’appréciation de la proportionnalité, la Cour dit qu’il faudrait vérifier s’il n’était pas possible, pour l’employeur, de proposer une sorte de poste en “back-office” qui permettrait d’éviter qu’un client ne voit la personne voilée, au lieu de licencier le travailleur.
Il est donc également permis de se demander si, finalement, cette suggestion faite par la Cour s’apparente vraiment à un aménagement raisonnable ? Certes, il s’agit d’une mesure qui permettrait de ne pas licencier (et donc d’un aménagement) mais est-ce qu’il est réellement raisonnable ? La réponse est non. Est-ce qu’on imaginerait un travailleur en situation de handicap à qui on dirait que, sa chaise roulante risquant de décourager la clientèle, la solution serait de le mettre à un poste qui s’effectue à la cave, loin des regards ? Non.
«Cette opportunité d’obtenir un poste en «back office» en lieu et place d’un licenciement constitue en réalité une forme de discrimination et encourage les employeurs à cacher la diversité présente au sein de leur force de travail en renvoyant les personnes dont la religion dérange au placard ». (Bribosia et Rorive, RTDH 2017)
Dico juridique
- surseoir à statuer : c’est le fait de différer un jugement dans l’attente d’éclaircissement, par exemple via une question posée à une Cour supérieure
- question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne : question posée par les juridictions nationales membres de l’UE à la Cour de justice de l’UE afin qu’elle les éclaire sur l’interprétation du droit de l’Union européenne
- juridiction de renvoi : juridiction devant laquelle est renvoyée l’affaire après que la question posée par une juridiction nationale à la Cour de justice de l’Union européenne ait été répondue