L’appropriation culturelle
Vous avez sûrement entendu le terme “appropriation culturelle”, notion au cœur des débats depuis plusieurs années. Il s’agit cependant d’un concept encore incompris et, pour cette raison, débattu. Nous vous proposons dans ce post de vous présenter l’appropriation culturelle sous un angle théorique et pratique.
Dans cet article, nous abordons également la place des personnes métisses, qui, à cheval entre deux cultures, peuvent se voir faussement accuser de faire de l’appropriation culturelle.
1.Qu’est-ce que l’appropriation culturelle ?
Née en 1990, la notion d’appropriation culturelle couvre un éventail de situations dans lesquelles le patrimoine culturel d’une communauté est détourné et utilisé au profit d’une autre communauté [1]. Pour reprendre les mots du sociologue Eric Fassin, l’appropriation est en définitive « lorsque l’emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination” [2]. L’appropriation trouve en effet son origine dans la colonisation, ce qui explique qu’on la surnomme parfois “colonialisme culturel” [2]*. L’exploitation des territoires étrangers par les sociétés impérialistes a été marquée par le pillage et le trafic des pratiques traditionnelles et objets produits par la société locale. Le rapport de force a permis aux sociétés dominantes d’utiliser à leur profit des éléments découlant de la culture du groupe social assujetti, vidant ces éléments de toute la valeur qui leur avait été accordée[1].
N.B. : Bien que la colonisation soit une histoire du passé, le colonialisme, quant à lui, est toujours présent au XXIe siècle. Peter Ekeh nous fait part d’une distinction explicite entre la colonisation, qui est une période, et le colonialisme qui, lui, est un processus, un mouvement social total dont la perpétuation s’explique par la persistance des formations sociales issues de la colonisation [3].
Il est primordial que nous soulignions la distinction entre l’appropriation culturelle, l’acculturation et l’enculturation. La première décrit une usurpation préjudiciable, alors que les deux autres notions couvrent des phénomènes d’adaptation et d’échange culturel.
L’acculturation, apparue en 1880, désigne l’interpénétration des civilisations. Il s’agit d’un processus par lequel plusieurs cultures sont confrontées l’une à l’autre et interagissent entre elles [4]. Dans les premières études du terme, l’acculturation était analysée sous un angle raciste et dominant. Les auteurs de doctrine se servaient de ce concept pour justifier les bienfaits de la colonisation, insistant sur les apports des Occidentaux et l’évolution des groupes colonisés en société “civilisée” grâce à leur contribution [5]. Toutefois, le concept a finalement évolué pour désigner les situations dans lesquelles deux cultures entrent en contact. Si ce contact s’inscrit dans le temps, les cultures s’influencent et se diversifient.
L’enculturation est le phénomène de transmission de la culture. Un individu, dès son plus jeune âge, s’adapte et intègre en lui les idéologies, croyances et traditions mises en place par la société dans laquelle il vit. L’enculturation est l’aboutissement de la transmission des traditions[6]. L’enculturation est intimement liée au concept de socialisation selon lequel “un individu, de par les multiples interactions qui le relient aux autres, apprend progressivement à adopter un comportement conforme aux attentes d’autrui” [7].
2. En quoi est-ce préjudiciable ?
A. La culture vue comme un déguisement
Il est primordial de noter, pour commencer, qu’il n’est pas interdit de se déguiser. Par contre, il faut distinguer l’appréciation culturelle et l’appropriation culturelle. Comme nous l’avons vu, les cultures s’entremêlent et il est dès lors humain de vouloir honorer et célébrer ces diverses cultures et/ou traditions. Cependant, se déguiser en une certaine culture est péjoratif.

BRETON-CHAMPIGNY François, « Costumes offensants : des magains d’Halloween tardent à arriver en 2022 », 27 octobre 2022, https://urbania.ca/article/costumes-offensants-magasins-halloween-2022
Comment savoir si nous nous trouvons face à un déguisement respectueux ? Dans sa brochure, le Conseil scolaire Viamonde (Canada), nous propose des pistes pour trouver une réponse.
- Est-ce que le costume représente une créature mythique, un animal ou un objet, un personnage fictif (film, télévision, bande dessinée) ou imaginaire ?
- Est-ce que le costume représente quelque chose qui n’existe pas, quelque chose créé de toute pièce ? [8]
Dans ce cas, nous ne nous retrouverons jamais dans un cas d’appropriation culturelle, car les dimensions historiques, religieuses, culturelles ne sont pas en cause.
B. La culture vue comme une tendance, un gagne pain
Les grandes marques, telles que Victoria’s secret, sont des exemples-phares de l’utilisation d’autres cultures pour lancer une tendance.
Avec ses mannequins portant des coiffes amérindiennes lors de son défilé en 2012, la marque a manqué de respect à la communauté indienne en détournant l’origine symbolique de cet élément culturel à des fins de ventes [9] .

Getty Images
À côté du monde de la mode, les célébrités participent activement à l’appropriation culturelle, en mettant en avant, par exemple, des coiffures qui viennent d’autres cultures.
L’exemple le plus parlant est l’appropriation de tresses africaines par Kim Kardashian. Elle les a d’ailleurs nommée “Kim K Braids” ou “Bo Derek Braids”, lançant une “nouvelle” tendance et s’auto-proclamant créatrice de cette coupe sans jamais créditer la communauté noire [9].
Encore une fois, ceci est problématique, car, en adoptant ce comportement, Kim Kardashian ignore et minimise la discrimination que subissent les femmes africaines et afro-descendantes. En effet, depuis des siècles maintenant, les femmes noires souffrent de remarques racistes sur leur cheveux jugés “inappropriés”. Ce racisme a impacté leur quotidien, les forçant à cacher leurs cheveux naturels et à adopter des coupes considérées comme “respectables” pour éviter les constantes critiques ou avoir droit à des emplois où elles étaient jugées non professionnelles [9].
Finalement, comme le résume bien Maboula Soumahoro, “ce qui gêne, c’est que des artistes blancs jouissent d’attributs culturels dont ils n’ont pas eu à payer le coût social et historique” [10].
Le même constat est fait pour les objets dits “ethniques“ qui permettent aux marques, en se donnant une image de défenseur des minorités, d’augmenter leurs bénéfices sur le dos de ces dernières [8].
C. Renforcement des stéréotypes
Enfin, l’appropriation culturelle repose généralement sur des stéréotypes extrêmement réducteurs.
En parlant de déguisement “indien”, “africain” ou encore de tenue “chinoise”, nous réduisons des communautés à une seule conception simplifiée, sans prendre en compte leur diversité culturelle.
Ces stéréotypes ont des conséquences sur la vision de ces communautés. En effet, Jessica Dee, ancienne présidente intérimaire de “Kahnawake Youth Forum”, nous précise que “ces stéréotypes sont nuisibles et influencent la façon dont nous sommes traités par la société ou par le gouvernement. Ils voient « les Autochtones » comme un groupe uniforme et mettent en œuvre des politiques universelles” [11].
3. La condition métisse
Le langage commun définit qu’être métis.se, c’est être l’enfant de deux parents nés d’origine ethnique différente [12]. Être métisse, ce n’est pas “paraître “entre-deux”” [14], comme le suggère l’imaginaire commun, c’est être le fruit de deux groupes culturels différents.
Depuis toujours, les humains se mélangent et se… métissent. Cela fait émerger de nombreuses questions sociétales et identitaires. En effet, les groupes et personnes métisses sont rapidement stigmatisés. La société ne sait pas les catégoriser de façon “binaire” (comme à son habitude) et le métissage transgresse les “idées reçues” [15]. D’un point de vue plus psychologique, la personne métisse fait face à une instabilité identitaire et se sent étrangère “ici” et “là-bas” [13]. La personne métisse “porte la trace de la cassure puisqu’elle n’est ni d’un groupe ni de l’autre” [12].
Comment gérer cette interfécondation des cultures ? Il faut savoir que la question du métissage est davantage culturelle que biologique. Lorsque les couples mixtes ont un bébé, les questions d’affiliation culturelle se posent : à quelle culture appartient l’enfant ? Quelle langue adopter ? Quel prénom lui donner ? Etc. À vrai dire, l’enfant arrive, comme le précise Marie Rose Moro, dans un berceau culturel avec une multiplicité de possibles. Malgré cette grande chance [16], les parents et le futur enfant font le choix – de façon consciente ou non – entre plusieurs stratégies identitaires qui vont définir l’identité culturelle du métisse.
La qualité des liens entre les différentes cultures est primordiale pour comprendre la condition métisse. Bien que ces liens puissent amener à des métissages fluides et inventifs, ils sont souvent clivés et douloureux [13]. Il importe, pour tenter de vivre ce métissage le mieux possible, de dépasser la mise sous silence. En effet, la famille, les amis et, de façon plus large, le groupe d’appartenance mettent sous silence une partie de sa propre culture considérée comme honteuse ou illégitime. Résultat : les métisses se trouvent face à un capital biographique à trous. La non-transmission est, selon Pascale Jamoulle, un facteur de déséquilibre pour l’individu [13]. En permettant la transmission des expériences vécues, les trous peuvent être comblés et permettre à la personne métisse de se “narrer” complètement et, par conséquent, de s’émanciper.
Dans le cadre du métissage de cultures en lutte, voire ennemies, la gestion de ces conflits peut sembler compliquée. En effet, les colonisations produisent de nombreux exemples de métissages aux liens complexes. Paradoxalement, ce métissage est pourtant l’indicateur d’une ouverture culturelle vers l’Autre et empêche l’enfermement des cultures sur elles-mêmes [12].
La condition métisse est donc au cœur du débat sur l’appropriation culturelle. Pourtant, n’est-ce pas légitime de posséder des éléments de plusieurs cultures en simultané ? Et considérer le métissage comme une richesse ne permettrait-il pas à nos sociétés de s’ouvrir vers une interculturalité ?
SOURCES :
[1] D. Lefrançois et M.-A. Ethier, “Slâv : une analyse de contenu médiatique centrée sur le concept d’appropriation culturelle”, Revue de recherches en littératie médiatique multimondiale, vol. 9, 2019, p. 1 à 35.
[2] Le Monde, “Eric Fassin: “l’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination”, disponible sur www.lemonde.fr
[3] F. Vergès, “Un féminisme décolonial”, La Fabrique éditions, septembre 2020, p. 27.
[4] R. Bastide, “Acculturation”, Encyclopædia Universalis, disponible sur www.universalis.fr
[5] C. Courbot, “De l’acculturation aux processus d’acculturation, de l’anthropologie à l’histoire”, Hypothèses, 2000/1, n°3, p. 121 à 129.
[6] Cultural Anthropoloy, “Enculturation”, disponible sur www.courses.lumenlearning.com
[7] P. Riutort, “La socialisation. Apprendre à vivre en société”, Premières leçons de sociologie, 2013, p. 63 à 74.
[8] J. Gillet, “Ma culture n’est pas un déguisement. Petit guide pour des costumes respectueux et positifs.”, disponible sur www.femmesprevoyantes.be, publié en 2019.
[9] A. Ouattara “L’appropriation culturelle, une oppression qui ne dit pas son nom…”, disponible sur www.femmes-plurielles.com, publié le 3 septembre 2018.
[10] G. Gendron, “Tous coupables d’appropriation culturelle ?”, disponible sur www.liberation.fr, publié le 22 décembre 2016.
[11] Ababord, “Contrer l’appropriation culturelle”, disponible sur www.ababord.org, ababord revue social et politique , avril / mai 2014, n°54.
[12] J. Audinet, “Paradoxes du métissage culturel”, Africultures, vol. 62, no. 1, 2005, pp. 10-16.
[13] P. Jamoulle, “Par-delà les silences. Non-dits et ruptures dans les parcours d’immigration”, Les 5 à 7, 2017.
[14] J. Ahov, “La spécificité des métis”, disponible sur www.revuelautre.com/, publié en 2007.
[15] M. R. Moro, “Les bébés de couples mixtes, une identité métissée”, disponible sur www.yapaka.be.