Cela fait maintenant presque un mois que nous vous parlons de l’intersectionnalité. Tel que vous l’aurez compris, il s’agit d’un concept englobant plusieurs discriminations. Mais d’où vient cette notion ? Pourquoi est-il important de parler d’intersectionnalité dans notre société? Dans cet article nous vous expliquons de manière brève ses différents axes, son origine ainsi que son importance.
Aux origines de l’intersectionnalité
“L’intersectionnalité est une sensibilité analytique, une façon de penser l’identité dans sa relation au pouvoir.” Kimberlé Crenshaw
Le terme « intersectionnalité » apparaît en 1989 et est créé par la juriste et militante américaine Kimberlé Crenshaw. Elle introduit ce concept dans un article juridique, “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics ”, dans lequel elle analyse la jurisprudence américaine .[1] Dans son article, Crenshaw démontre que les juges américains refusent de reconnaître l’existence d’une double discrimination à l’égard des femmes noires. En effet, les femmes noires sont confrontées, dans le monde du travail, à une discrimination de genre (par rapport à leurs homologues masculins) et à une discrimination raciale (par rapport aux autres femmes) [2].
Or, aux Etats-Unis les femmes devaient choisir le fondement de discrimination sur lequel elles se basaient pour porter plainte. Elles devaient choisir entre la “race” ou le « sexe » sans pouvoir combiner les deux. Mais la combinaison de ces deux discriminations était nécessaire pour les femmes noires qui ne sont pas discriminées uniquement comme femmes, ni comme noires mais comme femme noire [2].
Si le terme « intersectionnalité » a été inventé et théorisé par Crenshaw, la réalité couverte par cette notion a un ancrage historique. En effet, les multiples oppressions subies par les femmes noires remontent au temps de l’esclavage et de la ségrégation.
Ainsi, en 1851, lors d’une convention pour les droits des femmes en Ohio dans laquelle le droit de vote des femmes était débattu, Sojourner Truth (esclave émancipée) avait pris la parole. Certains hommes avançaient l’idée que les femmes étaient bien trop faibles et oisives pour acquérir ce droit. Sojourner Truth avait alors crié « Ne suis-je pas une femme ?». Ancienne esclave, elle considérait qu’elle avait effectué les mêmes tâches que les hommes dans les champs, avait souffert autant qu’eux, et ne comprenait pas comment les hommes blancs pouvaient émettre de tels propos [3]. Pour la première fois, elle remet en cause la “norme féminine “ qui se base sur le modèle de la femme blanche issue de la classe moyenne.
L’intervention de Sojourner Truth est considérée par plusieurs, dont Bell Hooks ( figure américaine du Black Feminism), comme étant la première apparition de la notion d’intersectionnalité [3].
Par le biais du Black feminism (afro-féminisme), mouvement émergeant dans les années 70, les femmes décrivent déjà, à cette époque, les situations injustes qui résultent des nombreuses dominations dont elles sont victimes [1].
Les trois grandes luttes
Une lutte contre le racisme
Le racisme est une conception sociale selon laquelle la civilisation pourrait être catégorisée selon la race, les gènes. Cette conception de la “ prétendue race” est le fruit de l’histoire – les conquêtes coloniales et l’immigration – et a incité les “scientifiques” de l’époque, hélas, à catégoriser les populations entre elles. Bien évidemment, ce terme est un mythe social car aucun classement génétique n’est faisable (et surtout … pertinent). [6] D’ailleurs après la Seconde Guerre Mondiale, l’UNESCO a demandé qu’on évacue le terme “race” pour employer le terme “groupe ethnique”.
Lutter contre le racisme prend différentes formes ; le travail de Racism Search est justement de se battre, entre autres, contre les stéréotypes et de décoloniser les esprits.
Une lutte contre le patriarcat
Comme on le sait, lutter contre le patriarcat a longtemps été présenté comme l’essence du féminisme, sous lequel de nombreux sous-mouvements coexistent. Le féminisme est un mouvement social et une doctrine politique qui se bat contre les injustices systématiques basées sur le genre. En général, c’est contre le patriarcat – la domination du sexe masculin sur le sexe féminin- que ces mouvements luttent. Le concept “patriarcat” représente cette domination masculine, mais également les stéréotypes genrés produits par cette domination qui, à leur tour, créent des discriminations et catégorisent les individus dans des rôles et des fonctions genrées.[4]
Un petit mot sur le féminisme intersectionnel : Le féminisme que l’on nomme intersectionnel permet de ne pas tomber dans le “féminisme blanc” et étudie le croisement des différentes oppressions [5]. En effet, toutes les femmes à travers le monde vivent des situations différentes. Penser que les femmes “blanches” et occidentales connaissent la définition culturelle de ce qu’est le réel féminisme est un leurre.
Une lutte contre le capitalisme
Le capitalisme, ce mot que l’on entend dans tous les médias et dans toutes les bouches, représente un système économique qui se fonde sur la propriété privée des moyens de production. Le terme est apparu au 18ème siècle dans les domaines économique et politique; il s’est vu critiqué, principalement, par le “fameux” Karl Marx [7]. Aujourd’hui encore, le capitalisme vit une crise d’ordre économique mondiale, écologique et de légitimité démocratique [8]. Penser une société qui sort du capitalisme, c’est d’abord repenser la répartition des ressources et la place de l’individu dans la collectivité. D’un point de vue plus social, il s’agit de trouver des solutions pour s’émanciper de la catégorisation de la société en classe sociale [9].
L’émergence de la notion en Europe
L’intersectionnalité s’est développée tardivement en Europe, et présentait un angle différent. En effet, le féminisme créé dans les années 70 bénéficie uniquement à la lutte des femmes de la classe moyennes supérieures [10].
L’idée d’un intersection entre différentes oppressions a été officiellement présentée en 1995 durant la Quatrième conférence sur les femmes organisée par les Nations Unies. Elle s’est concrétisée notamment par le discours prononcé par Crenshaw pendant la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance quelques années plus tard. [11] Néanmoins, force est de constater que l’intersectionnalité, en Europe, est marquée par une exclusion de la question raciale [12]. Ainsi, à titre illustratif, bien que les féministes racialisées combattaient les idéologies intersectionnelles en France depuis la fin du XXe siècle, il est considéré de manière générale que la pensée féministe noire était “inexistante” jusqu’en 2008 et n’a été introduit qu’à la suite de la traduction des écrits féministes afro-américaines.[13]
Il est à noter que l’Europe a introduit d’autres d’oppressions qui n’étaient pas ou peu abordées dans les premiers écrits provenant des Etats-Unies. Le concept d’intersectionnalité s’est notamment étendu afin de couvrir la discrimination fondée sur la classe sociale. Néanmoins, en ajoutant ce critère à la notion d’intersection, les questions raciales ont été placées au second plan dans les mouvements européens. [14]
Ces dernières années, nous avons constaté une émergence de mouvements de lutte contre les discriminations intersectionnelles et la création de diverses structures. Par exemple, l’association belge AWSA ou l’association française Lallab ont une vocation féministe et antiraciste [15].
Sources :
[1] De Liamchine, S., “ féminisme intersectionnel, le point de discorde”, disponible sur www.agirpalaculture.be ,publié le 24 mars 2020. [2]Faure, S., “ Intersectionnalité ( nom) : concept viant à révéler la pluralité des discriminations de claasse, de sexe et de race”, disponible sur www.libération.fr, publié le 2 juillet 2015. [3]Brouze, E.,” “ Ne suis-je pas une femme ?” (Re)déouverte de Sojourner Truth ”,disponible sur www.nouvelobs.com, publié le 02 novembre 2018. [4] De Mond N, “Origine et nature du patriarcat- Une vision féministe”, disponible sur https://www.cahiersdusocialisme.org, publié le 9 juillet 2013 [5] Regroupement des groupes de femme de la Capitale-National (Portneu-Québec-Charlevoix), “Courants du féminisme”, disponible sur http://www.rgfcn.org/que-faisons-nous/, consulté le 19 mars 202. [6] Birenbaum G, “Une seule race, l’humanité”, disponible sur https://www.huffingtonpost.fr/, publié le 6 octobre 2016 [7] JDN, “Capitalisme définition, traduction”, disponible sur https://www.journaldunet.fr, publié le 1 février 2019 [8] Galichon, A., et Tibi, P., « Le capitalisme est mort, vive le capitalisme », Les Temps Modernes, vol. 655, no. 4, 2009, p. 24, 35 et 40 à 42. [9] Salem S, “Les racines radicales de l'intersectionnalité", disponible sur https://lavamedia.be, publié le 12 juillet 2018 [10] Bouchat, C., “Classe, race et genre : l’intersectionnalité dans le féminisme”, disponible sur www.justicepaix.be, publié le 27 mars 2020 [11] (Bilge, S., « Le blanchiment de l’intersectionnalité », Recherches féministes, vol. 28, n°2, 2015, p. 10 et 11). [12] op cit, p.20-21 [13] op cit, p.21 [14] (Jaunait, A., Chauvin, S., « Représenter l'intersection. Les théories de l'intersectionnalité à l'épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, vol. vol. 62, no. 1, 2012, p. 12). [15] Aytaçoglu, Ö., “Intersectionalité des discriminations en Europe”, disponible sur www.pourlasolidarité.eu, publié en juin 2018