Aisha*

(28 Novembre 2021)

Le but de la série “from the other side” est de visibiliser les invisibles, les humains derrière les chiffres, les récits derrière les statistiques. Chaque épisode vous fera découvrir l’histoire d’une personne migrante ou souhaitant immigrer. Nous commençons aujourd’hui avec Aisha*.

* Nom d’emprunt. Pour sa sécurité nous ne dévoilerons pas d’informations supplémentaires sur son identité. Merci de respecter notre décision et son histoire.

Aujourd’hui, nous vous présentons l’histoire de Aisha, venue en Europe dans le cadre de son travail.
Venant d’un pays où les conditions de vie sont difficiles, économiquement et socialement, Aisha a réussi à s’échapper. Elle a pris le temps de répondre à nos questions, de nous raconter son expérience en Europe et sa vie dans son pays d’origine.

« – Aimes-tu ton pays ?
– Oui.
– Veux-tu quitter ton pays ?
– Oui. »


D’ou viens-tu ?

Je viens d’un pays qui a été sanctionné pour son programme nucléaire, et je suis une femme qui est obligée de porter le hijab.

Quels sont les éléments qui font de ton pays, TON pays ?

Être née ici est l’élément principal. Ma famille y est aussi, et on y parle ma langue maternelle. Mais je pense que ce qui fait de ce pays mon pays, est le fait que j’y sois née.

Quels sont les éléments que tu chéris le plus dans ton pays ?
La langue, la littérature et la culture. Chaque fois que je me plonge dans un de ses ouvrages, j’y prends du plaisir.

Quand tu es à l’étranger, qu’est ce qui te manque le plus ?
Pour être honnête, la nourriture et ma famille. Mais surtout la nourriture! C’est impossible de reproduire les saveurs de mon pays à l’étranger. Tout y est différent: les épices, les herbes, même le riz !

Mehdi Pezhvak, 2021, Aisha’s country, Unsplash, accessed 02.02.2024, https://unsplash.com/photos/grilled-meat-with-sliced-orange-and-green-vegetable-on-white-ceramic-plate-nKjBbzQOI60

Considères-tu la possibilité d’élever des enfants dans ton pays?
Jamais. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui me poussent à partir. Il n’y a actuellement aucun avenir économique pour notre population. Car lorsque je fonderai une « bonne famille », si ma fille part à l’université et trouve un travail, elle ne pourra s’acheter ni une maison, ni une voiture, même après avoir épargné pendant 20 ans.
Au-delà de la dimension économique, il y a aussi tous les problèmes liés aux droits humains. Quiconque a des pensées allant à l’encontre du gouvernement est en danger. Du jour au lendemain, ces personnes disparaissent, et plus personne ne sait où elles sont. Si elles sont chanceuses, on les retrouve en vie en prison. Si elles ne le sont pas, elles passent par la case exécution.
Pour ces deux raisons, ce n’est ni financièrement responsable, ni raisonnable de donner la vie dans ce pays.

Tu as mentionné le fait d’avoir une fille, pourrais-tu envisager d’élever un garçon dans ton pays?
Beaucoup de gens pensent que la vie est plus facile pour les hommes que pour les femmes. Personnellement, je n’en suis pas convaincue, car ils doivent faire leur service militaire, par exemple. Cependant, le problème des conditions économiques et des droits humains nous affecte tous.

Anadolu Agency, 2020, xxx Children (illustration for an article about xxx), anews, accessed 03.02.2024

Que doit changer ton pays pour que tu y restes?
J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Ma première idée serait de remédier à la situation économique. Mais le problème le plus urgent, et qui me pousse à quitter le pays, est le non-respect des droits humains. Je suffoque ici. Je ne peux rien dire, je ne peux rien faire. Des gens meurent. C’est triste.
Grâce à ma famille, je ne souffre pas de la situation économique. Mais en ce qui concerne les droits humains, je ne sais pas quoi dire. Lire les nouvelles me rend toujours triste pendant un jour ou deux.

Penses-tu que ton pays pourrait changer de la façon dont tu le veux?
Mon pays n’a pas tourné comme ça du jour au lendemain. Cela peut prendre entre 40 et 50 ans pour changer et ma vie touchera déjà à sa fin. Je peux juste espérer que les choses s’amélioreront pour les générations suivantes, mais je ne sais pas comment faire. Je ne vois aucune solution aux problèmes actuels.

Est-ce plus sûr de quitter le pays plutôt que d’y rester pour changer les choses?

Quitter le pays n’est plus une chose sûre non plus. Il y a deux ans, un missile a été envoyé sur un avion. Tous les passagers étaient des gens du pays qui voyageaient vers le Canada et qui avaient la double nationalité. La plupart avait obtenu cette dernière après avoir fui le pays.
Malheureusement, rester et se battre n’est pas qu’un choix personnel non plus. Qu’on le veuille ou non, cela implique notre famille et nos proches. Il faut rester prudent.

Il y a-t-il un point en particulier qui te ferait rester au pays?
Je n’ai qu’une idée pour le moment : partir. Si ma famille tenait à ce que je reste, je le ferais, peu importe les conséquences. Sans ma famille, je ne serais rien, je n’aurais donc aucun autre choix que de rester. A part ça, je ne vois aucune raison de rester.

As-tu considéré ramener ta famille hors du pays aussi ?

Ce n’est pas possible de faire cela. Mais dans dix ans, si j’ai une stabilité financière, j’y penserai. Cependant, leur situation est déjà confortable, s’ils voulaient vraiment partir, ils le feraient eux-même.

Quelle est la plus grande difficulté que tu as rencontré à l’étranger ?
La partie la plus dure, en tant que ressortissante de mon pays, est le problème des comptes en banque. C’est impossible d’en ouvrir un sans être enregistré, et même quand c’est le cas, cela prend au moins 2 mois. J’ai des amis qui ont eu leur salaire/argent bloqué pendant 2 mois, juste parce qu’ils partagent la même nationalité que moi. Tout ce qui est relié à l’argent en général est compliqué. On doit porter de l’argent liquide partout, juste parce que l’on vient de là où on vient.

Quelle est la plus grosse difficulté que tu as rencontrée dans ton pays?
Aisha respire et prend son temps. Cette question est difficile pour elle.
J’ai rencontré beaucoup de difficultés dans ma vie, des plus éprouvantes et des plus faciles.
Premièrement, en tant que femme. Il y a beaucoup de personnes qui ne comprennent pas pourquoi j’étudie l’ingénierie. La population de mon pays est très traditionnelle, la plupart des gens pensent encore que les femmes doivent devenir institutrices ou doctoresses. Iels pensent que les femmes sont trop stupides pour comprendre les maths. On me rappelle souvent que je vais devoir fonder une famille, et qu’il n’y a aucun intérêt à ce que j’étudie. C’est dur de l’entendre à répétition.
Même à l’université, où les gens sont un peu moins traditionnels, les profs nous demandent de nous grouper par genre. On [les filles] se sent isolées, particulièrement dans notre discipline. Juste parce qu’on est 25/30 par année sur 200. Dans les petites classes, cela ne nous donne pas beaucoup de possibilités de collaborer et ça nous retire de l’expérience. J’ai eu 4 cours en labo avant le COVID, et pour trois d’entre eux, j’ai dû faire des groupes avec des filles seulement. Un prof nous a laissé libre choix.

J’aimerais aussi ajouter quelques choses à propos des hommes. Dans la partie traditionnelle du pays, notre culture met beaucoup de pression sur les hommes aussi. On s’attend à ce qu’ils fassent tout: se marient, fondent une famille, travaillent et paient tout. Malheureusement, avec la situation économique actuelle, les hommes ne peuvent même plus penser à se marier. C’est un énorme problème dans une culture où l’on croit que se marier contribue fortement au bonheur. Ils sont juste face à des obligations qu’ils ne peuvent pas remplir.
Un autre problème pour eux est le service militaire obligatoire. Les hommes doivent étudier jusqu’à leur doctorat pour espérer y échapper. La situation dans ces camps est inhumaine. Ils sont sous-payés et perdent deux années de leur précieuse vie.
En tant que femme, et homme, nous devons nous soutenir les uns les autres. Sinon on s’isolera chacun encore plus. Mentionner les problèmes auxquels les femmes font face seulement, c’est laisser les hommes derrière.

Quelle est la place de la religion chez toi?
La religion remplit les points de ma vie sur lesquels je n’ai aucun contrôle. Elle m’aide à me calmer. Sans Dieu, dans ces situations, tu ne sais pas quoi faire. Mais cela est propre à chacun.

Photo by Fahrul Azmi on Unsplash


Que signifie le hijab pour toi ?

C’est très compliqué. Nous sommes obligés de porter le hijab à partir de nos 9 ans. C’est donc très dur de savoir si cela est mon choix, ou si c’est le régime qui nous a obligées à le porter.
Mon histoire est assez particulière. J’ai commencé à être très extrême dans la manière de le porter. À mes neuf ans, je le portais parfaitement. Il était très long, il couvrait tous mes cheveux, et je portais en plus de longs vêtements. J’étais l’exemple parfait de ce que les religieux voulaient nous faire porter. Puis, j’ai commencé à me poser des questions. Était-ce la bonne chose à faire ? Quelqu’un m’avait dit de le porter, je l’avais donc fait. Mais dans les autres parties du monde, les femmes s’en passaient et la vie continuait.
J’ai donc commencé à relâcher la perfection avec laquelle je portais le hijab. Dehors, les gens ont commencé à me dire qu’il fallait que je réarrange mon hijab. Si je voulais vivre tranquillement, il fallait que je le porte correctement. Je ne me sentais plus en sécurité lorsque je sortais. Les gens se moquaient de moi, et de mon physique. A cause de ça, j’ai cru devoir me couvrir encore plus. Mais les gens ont continué à me harceler, parce que j’étais trop extrême cette fois-ci.

Peu importe ce que je fais, les gens se plaignent. Que dois-je faire?

Après tous ces changements, j’ai fait la paix avec le fait que peu importe ce que je fais, les gens seront fâchés. J’ai donc commencé à lire plus sur le hijab. Je me suis rendue compte que le but premier était que les gens nous voient pour notre personnalité, pas nos corps ou la façon dont on parait. En tout cas, c’est pour cela que la plupart des gens ont commencé à porter le hijab. Et maintenant, j’ai décidé de le porter de la même manière. C’est à dire ni selon la façon dont les gens qui pensaient que je ne le portais pas assez bien le voulaient, ni de la façon dont les gens qui pensaient que je le portais trop le voulaient.
Le hijab que je porte maintenant est ma décision, pas celle des autres. J’ai même commencé à porter des hijabs colorés. En effet, la tradition dans mon pays veut que l’on porte des choses lumineuses. Je veux montrer qu’on peut porter le hijab, être jolie, et confortable.
Maintenant, quand je sors, les gens se plaignent toujours. Même si je me sens mal sur le moment, je me souviens de mon histoire, et cela passe. J’ai fait la paix avec mon hijab.

Si tu avais une dernière chose à partager, quelle serait-elle ?
Je veux demander aux gens de se rendre compte de la chance qu’ils ont de se réveiller le matin en se sentant en sécurité. Moi même parfois je l’oublie, mais tous les jours j’essaie d’être reconnaissante de ce que j’ai.

« – Aimes-tu ton pays ?
– Oui.
– Veux-tu quitter ton pays ?
– Oui. »

Hasan Almasi, 2018, Salt Lake, Unsplash